Bon depuis le temps.....la vie ....
Mon papo a fermé ses yeux définitivement le 24 septembre dernier.Il a allumé la télé, pris son chien à ses pieds, retiré ses godasses et regardé une dernière fois sa Jeanne.Il est mort comme ça sans bruit..
Tiens ....un petit truc que j'avais écrit en pensant à lui...
La récompense
Je suis sous le Prunus et le ciel est sacrément beau.
BLEU. PUR, presque trop parfait avec ces petits pétales grenats qui frissonnent en relief.
Les feuilles s‘entrechoquent et font une petite musique que seul je suis capable d’entendre, parce que j’imagine qu’elles ne parlent qu’à moi.
Demain j’en ai 80. Et demain je m’accorde le plaisir de voir ce bout de ciel à travers un voile de fumée.
Après tant d’années …
Je choisirai le moment et j’y songerai bien à l’avance. Je crois même que je me fixerai une heure.
Quand ladite heure sera venue je m’approcherai du tiroir. J’avancerai ma main fripée… tout doucement.
Cette main recouverte d’une peau qui n’en finit plus de s’éclaircir laissant transparaître les grandes lignes bleues de la vieillesse. Cette même peau que je caressais sur la main de ma grand-mère et que j’appelais « ta peau de poulet » ; je la caressais et la tirais un petit peu, sans lui faire mal, disons même que je la soulevais et qu’elle restait un moment en l’air, comme déjà aspirée par le ciel.
Cette même peau s’est formée sur ma main maintenant et ce sont mes petits enfants qui s’en amusent. Cette fine peau tellement usée …comme brûlée.
J’avancerai donc ma vieille main qui n’a plus rien à perdre, vers cette boite depuis tant d’années inviolée.
On va enfin se retrouver…
J’attraperai la poignée en fer usée et tirerai presque peureusement, délicatement, la caisse creuse en bois qui s’étirera dans ses vieux sillons.
Je glisserai mes doigts lentement au dessus de quelques papiers que je conserve. Je sentirai le poids des années en frôlant le livret de famille qui résume en trois pages la vie d’un homme.
Mariage, 1er enfant et 2eme enfant pour ma part. Il est en bas sur la droite.
Puis ma main s’égarera à gauche, juste au passage, sur sa photo et puis juste un peu au dessus sur celle des deux petits. Ce sera doux, parce que le papier glacé est toujours lisse…même s’il se paye maintenant quelques rides.
Je continuerai de monter ma main qui s’attardera sur mon petit couteau, celui que je plie après avoir mangé et que je renferme immédiatement, tous les jours, après l’avoir tout juste essuyé pour lui éviter la douleur de la machine à laver la vaisselle.
Un jour, que je l’avais laissé traîner un peu trop longtemps sur la table, par un moment d’inattention, il avait été emporté dans la tornade. Il était ressorti blanchi pour le manche et noirci pour la lame ; plusieurs massages à l’huile de noix avaient rendu son brillant à la partie boisée mais la lame a toujours gardé les détergentes cicatrices.
Il est toujours dans le coin à gauche, à m’attendre, c’est rassurant.
Au fond en haut toujours à gauche, il y aura mon petit sachet plastique de congélation, petit format, avec fermeture à glissières, pour les Dragibus et les ronds de réglisse.
Les Dragibus, j’en ai toujours en réserve, même si je n’aime pas ça…parce que même s’ils arrivent à l’improviste, je peux toujours répondre « oui » aux petits de mes petits… les ronds de réglisse sont pour moi… pour partager leur joie…. parce que le plaisir solitaire ça va bien un moment…
Et enfin… nom de Dieu… ma main atteindra ma boite en fer : toujours en haut à droite dans le coin :
Brillante à l’extérieur, douce et parfumée à l’intérieur.
Je l’ouvrirai délicatement en l’approchant de mon visage tout près de mon nez.
J’inspirerai par mes deux grandes narines dilatées et tout ça ira me faire une grosse boule dans la poitrine. Une bonne grosse boule d’excitation, de désir, de soulagement, de revanche, d’abandon saupoudrée d’une pincée de culpabilité.
A l’intérieur, un tissu tendu enrobe un petit rouleau.
Je poserai dans le « mini hamac » formé par le tissu, la mouture de mon tabac gris en la faisant crisser entre mes doigts, lentement et à plusieurs reprises.
Je décollerai du petit paquet l’accompagnant, une feuille délicate,
nacrée sur le bord et opaque sur le reste de sa robe.
Oui messieurs !... une vraie petite mariée…
Alors, je déposerai le bord de la feuille opaque à l’arrière du rouleau, coincée entre le tissu et la « friture nicotinée ».
Le nacré à l’extérieur.
Je refermerai doucement, mais pas jusqu’au bout… et l’ourlet de la robe blanche apparaîtra…enrobant la substance sacrée.
Ne me restera qu’à humecter le bord délicat et brillant de la feuille s’offrant sans réticence à ma langue trépidante.
Enfin je pourrai fermer la boite en plein.
Elle se donnera enfin à moi, après tant d’années d’abstinence, raide et douce à la fois… et je la porterai à mes lèvres affamées.
J’attendrai encore un peu et me posterai sous le Prunus.
Je choisirai l’allumette _ le briquet représentant trop de technique pour renouer avec cette ancestrale tradition -
Je la ferai craquer tout doucement, elle crachera le feu et je la brandirai comme un athlète brandit la flamme olympique.
Je la porterai à l’extrémité de ma chère amie et j’aspirerai profondément en fermant les yeux.
Je tapisserai alors mes poumons de grise volupté et expirerai vers les feuilles rougies de l’arbre, mon plaisir retrouvé.
21.10.2005-a2dansabulle-